Méditerranée: Le blues de la grande bleue

par Jean Rombier

 

Installé à Anvers, cet ancien photojournaliste a évolué vers la photographie documentaire, qu’il enseigne à la School of Arts de Gand. Il a réalisé des travaux sur la transition en ex-Union soviétique et sur les traditions populaires dans les Flandres, puis s’est consacré à la Méditerranée, objet de son livre, Mediterranean. The continuity of man (éd. Hannibal, 2015).

Vingt pays traversés, des milliers de kilomètres au long des rivages de la Méditerranée, de Gibraltar à Beyrouth, de Tripoli à Palerme... Pendant quatre ans, le photographe belge Nick Hannes a effectué un grand tour pour découvrir la destinée de celle que les Romains surnommaient mare nostrum. Infiltré dans les cocktails monégasques ou les nuits branchées d’Ibiza, témoin du sort des migrants échoués sur l’île de Lampedusa ou des gamins pieds nus dans la poussière de Gaza, il dresse le portrait sans complaisance d’une grande bleue malmenée, chahutée mais toujours magnifique, diverse et plus vivante que jamais.

Pour quelle raison avez-vous baptisé votre projet «La continuité de l’homme»?

C’est une référence à un livre passionnant publié en 1971, Mediterranean. Portrait of a sea, écrit par l’historien britannique Ernle Bradford, qui fut aussi marin et aventurier. Il y affirmait que la Méditerranée célèbre «la continuité de l’homme», que l’enrichissement mutuel des civilisations a assuré, à travers l’histoire, la perpétuation de l’humanité. Mais j’utilise sa citation d’une manière plus ironique. Car si l’on regarde ce qui se passe de nos jours autour de la Méditerranée, il n’y a pas grand-chose à célébrer. Guerres, crises, réfugiés prenant la fuite sur de frêles bateaux, dégâts écologiques, impact du tourisme de masse sur les communautés locales et le paysage côtier... La Méditerranée est devenue une frontière, entre les populations, mais aussi entre les mentalités.

 

Qu’est-ce qui a vous a donné l’envie de consacrer à notre grande bleue un travail de si longue haleine?

 

Le fait, justement, qu’il s’agisse d’une région considérée comme le berceau de notre civilisation et qu’elle a toujours été un lieu de rencontres entre les cultures, un endroit où les peuples se sont mutuellement influencés et enrichis. En Europe, on apprend l’histoire de l’Empire romain à l’école, et puis on part en vacances vers ce carrefour à la croisée de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen- Orient. Comme à beaucoup de gens, cette région m’est donc familière. Elle n’a rien d’exotique et même si je ne vis pas au bord de la mer, elle fait partie de mon monde. En tant que photographe, j’ai voulu témoigner de qui s’y déroule aujourd’hui et de ces lignes de fractures qui se creusent : entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, les riches et les pauvres. Ses flots sont devenus les douves naturelles de la forteresse Europe.

 

Comment avez-vous choisi les pays où vous êtes allé?

 

En fonction des saisons. L’été, j’ai travaillé sur le tourisme. L’hiver, j’étais en Afrique du Nord, pour me concentrer sur les conséquences du printemps arabe. Pour la partie européenne, j’ai fait quatre voyages de deux mois et demi, en suivant la côte en camping-car depuis Gibraltar jusqu’à l’est de la Turquie. Au sud de la Méditerranée, je n’ai manqué que la Syrie. En 2011, j’avais réussi à obtenir un visa et un billet d’avion pour m’y rendre mais j’ai préféré attendre que la tourmente s’apaise. Or plus j’attendais, plus le con it s’envenimait. Quand la Syrie a plongé dans la guerre civile j’ai renoncé à y aller, le risque d’être kidnappé étant devenu trop grand. Au total, le projet m’a amené à e effectuer vingt voyages en quatre ans – soit un an et demi sur le terrain dans vingt pays.

 

Vous est-il arrivé de rencontrer des diffcultés avec les autorités de certains pays?

 

C’est la Libye qui m’a posé le plus de problèmes : j’y ai été arrêté et accusé d’espionnage. Comme je n’avais pas le bon visa presse, la milice de Misrata [située sur la côte méditerranéenne, à l’est de Tripoli] m’a gardé deux jours et deux nuits après m’avoir confisqué mes appareils et mon ordina- teur. Ils m’ont interrogé sans relâche car ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi je prenais des photos d’immeubles détruits pour un livre sur la Méditerranée. C’est quasiment impossible de dis- cuter de choix artistiques avec des militaires qui vous privent de sommeil et ne cessent de vous questionner ! En mettant de l’encre sur mon pouce, ils m’ont même fait signer une déclaration en arabe à laquelle je ne comprenais rien. J’ai eu très peur que cela finisse par un procès. L’ambassade de Belgique a mis deux jours à me sortir de là, mais les miliciens ont conservé mon matériel pour les besoins de l’enquête. Je n’ai réussi à le récupérer que deux mois après mon retour en Europe. Bien sûr, toutes les données avaient été effacées... mais pas écrasées, j’ai donc pu récupérer mes images.

 

En tant qu’Européen vivant du «bon» côté de la Méditerranée, qu’avez-vous éprouvé en photographiant ces migrants qui prennent autant de risques pour faire la traversée?

 

J’ai travaillé sur cette problématique dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc, sur l’île italienne de Lampedusa ou encore le long de la rivière Evros, à la frontière greco-turque. Quand on parle avec ces migrants, on s’identifie à eux et on se sent mal à l’aise avec la génération des politiciens qui, sur fond de populisme et de lois anxiogènes, gouvernent actuellement l’Europe sans aucune vision à long terme. La diplomatie européenne sur l’accueil des migrants échoue et nous paraissons avoir oublié que nous avons tous signé la Convention de Genève qui nous oblige pourtant à protéger les réfugiés politiques. Oui, beaucoup de gens traversent la Méditerranée en ce moment. Mais ce n’est pas une raison pour fermer les portes de la forteresse.

 

Parallèlement à ce drame humain, le tourisme de masse représente, lui, un grave problème environnemental pour le bassin méditerranéen. Dans quels pays vous a-t-il semblé le plus aigu?

 

Principalement en Espagne et en Turquie. Historiquement, les bords de mer ont toujours été des zones densément peuplées, comparées à l’arrière-pays, pour des raisons économiques, culturelles et climatiques. Mais ce qui est devenu très préoccupant aujourd’hui sur les rivieras espagnoles et turques, c’est l’urbanisation anarchique et sans fin : le long des côtes, on ne voit plus qu’un aligne- ment de grandes résidences touristiques et de complexes hôteliers, de zones commerciales aux immenses parkings, d’aéroports et de ports de plaisance. Quasiment partout, la bande littorale se trouve désormais ceinturée de routes, parfois même d’autoroutes qu’on a installées sans tenir compte des écosystèmes côtiers. Sans parler des terrains de golf qui ont proliféré dans des zones où les ressources en eau étaient déjà rares, aggravant les problèmes de sécheresse.

 

Vos images de la Méditerranée nous montrent des contextes tellement différents que l’on se demande parfois si l’on est au bord de la même mer. Est-ce volontaire?

 

Au début, j’ai gardé absolument tout ce qui me paraissait intéressant. Et puis, au fur et à mesure que je progressais, ma trame narrative est devenue de plus en plus précise : il s’agissait de confronter des réalités parallèles baignées par une même mer. Le contenu devenait plus subtil en montrant cette diversité et ces contrastes. Voilà pourquoi, sur le terrain, j’étais en permanence à l’affût des coïncidences, des symboles, des métaphores et des éléments ambivalents pouvant se présenter dans une même situation. J’ai décidé de créer un sentiment d’ambiguïté et de confusion, car il n’y a pas qu’une réalité. La Méditerranée est comique et tragique à la fois, laide et magnifique, désespérante et aussi pleine d’espoir.

 

(Géo, Avril 2016)